LES
PIEGES DE L’ACCORD GENERAL SUR LE COMMERCE DES SERVICES
(Dr Raoul Marc JENNAR, 17 décembre2002 )
L’AGCS est un des 60 textes qui constituent les « Accords de Marrakech
», signés en 1994 au terme de l’Uruguay Round, le dernier
des cycles de négociations commerciales organisés dans le cadre
de l’Accord Général sur les Tarifs et le Commerce (GATT).
Avec les Accords de Marrakech, on est entré dans une transformation globale
des rapports en tous genres qui régissent la vie des humains. La doctrine
qui s’impose au travers de ces accords est celle du libre échange
absolu. Les rapports humains sont assimilés à des rapports marchands.
Il sont donc soumis aux règles du commerce qui exigent l’absence
de toute forme de discrimination, c’est-à-dire l’absence
de toute prise en considération des particularités individuelles
ou collectives.
Pour ce faire, tous les acteurs doivent obéir à la règle
du traitement de la nation la plus favorisée : chaque pays doit accorder,
sans condition, aux acteurs étrangers un traitement identique à
celui qu’il accorde aux acteurs nationaux (art2 ).
A terme, plus aucun Etat n’aura le droit de mettre en oeuvre des politiques
industrielles, économiques ou commerciales spécifiques, qui tiennent
compte des particularités, des besoins et des priorités nationales.
C’est vrai dans les pays riches, ce l’est encore plus dans les pays
en développement. Tous les Etats devront renoncer à leur législations
propres et soumettre leurs ressortissants aux règles du commerce mondial
qui privilégient ipso facto les plus puissants.
Cette doctrine inspire tous les accords gérés par l’Organisation
Mondiale du Commerce (OMC) qui a succédé au GATT. L’OMC
est aujourd’hui l’organisation internationale la plus puissante
du monde parce qu’elle concentre le pouvoir de faire les règles,
de les appliquer et de sanctionner les pays qui ne les respectent pas, parce
que les règles qu’elle gère dépassent très
largement les questions strictement commerciales et parce que l’OMC fonctionne
dans des conditions d’opacité et d’oligarchie qui soumettent
les pays qui en sont membres à la volonté des plus puissants (Europe,
Etats-Unis, Japon, Canada). Avec l’OMC, le droit de la concurrence l’emporte
sur tous les autres droits et en particulier les droits économiques et
sociaux reconnus aux citoyens par les dispositions constitutionnelles ou légales
adoptées dans le cadre national ou les principes arrêtés
dans le cadre de pactes internationaux.
L’AGCS est l’instrument juridique international par lequel, au sein
de l’OMC, les pays industrialisés entendent appliquer radicalement
la doctrine du libre échange au secteur tertiaire, le secteur de la vie
économique et sociale qui regroupe l’ensemble des services (services
gérés par le secteur privé, services gérés
par la puissance publique ou services dont la prestation est confiée
par le secteur public à des acteurs privés subventionnés
à cet effet). Tous les Etats membres de l’OMC sont tenus d’appliquer
les dispositions contenues dans l’AGCS.
Quels services ?
L’AGCS définit les services comme suit : « les services comprennent
tous les services de tous les secteurs, à l’exception des services
fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental » (art.1). C’est
la définition que donnent les gouvernements européens et la Commission
européenne lorsqu’ils veulent faire croire que les services publics
ne sont pas concernés par l’AGCS. En se bornant à cette
partie de la définition, ils trompent la population, car le texte de
l’AGCS précise qu’il faut entendre par un « service
fourni dans l’exercice du pouvoir gouvernemental », un « service
qui n’est fourni ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un
ou plusieurs fournisseurs de services » (art1 ). Il est clair que les
services dans les domaines de l’éducation, de la santé,
de l’environnement sont aujourd’hui, dans presque tous les pays,
en concurrence entre un secteur public et un secteur privé. Dès
lors, l’AGCS s’applique bien à la quasi totalité des
services.
Un marché lucratif
Il est important de garder en mémoire que les principaux secteurs de
services, en termes de marchés, représentent :
- 3. 500milliards de US dollars pour la santé ;
- 2. 000milliards de US dollars pour l’éducation ;
- 1. 000milliards de US dollars pour l’eau.
Les modes de fourniture des services
Pour être bien certain de couvrir tous les types de services, l’AGCS
distingue quatre modes de fourniture de services (art.1 ):
Le mode1 : les services transfrontaliers : les services fournis sur le territoire
d’un Etat et qui sont fournis également sur le territoire d’un
autre Etat (par exemple la fourniture en Belgique d’électricité
produite en France, ou l’inverse).
Le mode2 : la consommation transfrontalière de services : le service
est fourni sur le territoire d’un Etat à un consommateur provenant
d’un autre Etat (par exemple, un Belge se rend en France et fait appel
aux services d’un hôtel français ou d’un banque française).
Le mode3 : l’établissement d’une présence commerciale
: un fournisseur de services d’un Etat installe dans un autre Etat une
branche, une succursale ou une représentation (par exemple, ElfTotalFina
décide d’installer une raffinerie en Birmanie en vertu de la loi
birmane).
Le mode4 : le mouvement des personnes physiques : lorsqu’un être
humain d’un Etat se rend dans un autre Etat pour prester ou fournir un
service dans le cadre d’un emploi à durée limitée
(par exemple, un informaticien indien engagé par une firme en Allemagne
pour un contrat de cinq ans).
Les pouvoirs publics soumis à l’OMC
Outre les obligations communes à tous les accords de l’OMC relatives
au traitement de la nation la plus favorisée, des obligations générales
et des obligations spécifiques sont ajoutées dans l’AGCS
:
a) obligations générales :
- la transparence : chaque Etat membre de l’OMC doit communiquer à
tous les autres l’ensemble de ses lois et réglementations (au niveau
national comme au niveau des pouvoirs subordonnés) concernant les services
et les adaptations qui leur sont apportées pour se conformer aux décisions
de l’OMC (art.3 );
- la réglementation intérieure : les lois et les règlements
adoptés dans un Etat en matière de qualification (ex : les critères
définissant l’eau potable ou les normes de sécurité
en matière de transport) ne pourront en aucune façon être
« plus rigoureuses qu’il est nécessaire », l’OMC
se réservant de déterminer des « disciplines » pour
empêcher que ces réglementations ne constituent « des obstacles
non nécessaires au commerce des services » (art.6 ). Ces disciplines
pourront interdire des dispositions réglementaires ou fiscales qu’un
gouvernement prendrait afin d’obliger un fournisseur privé d’un
service donné de garantir l’accès de tous à ce service
(par ex : distribution d’eau ou d’électricité). Des
à présent , l’OMC a identifié des réglementations
jugées « plus rigoureuses que nécessaires » qui seraient
imposées à un fournisseur privé : des limitations à
la redevance pour l’eau, le gaz ou l’électricité pour
des personnes nécessiteuses ; des exigences qualitatives ; des autorisations
et des exigences d’institutions locales, provinciales ou régionales
ayant compétence dans tel ou tel secteur de services ; des exigences
de qualification professionnelle ou d’expérience professionnelle.
b) obligations spécifiques :
Lorsqu’un pays aura pris des engagements spécifiques quant à
l’accès à son marché national de fournisseurs de
services, alors il devra se soumettre à deux autres règles :
- la règle d’un accès égal au marché (art.16
) : ce pays ne pourra plus limiter, sous quelle que forme que ce soit,
a) le nombre de fournisseurs de services
b) la valeur totale des transactions ou avoirs en rapport avec les services
c) le nombre total des opérations ou la quantité totale des services
produits
d) le nombre total des personnes employées
e) les types spécifiques d’entité juridique
f) la participation de capitaux étrangers.
- la règle du traitement national (art 17) : chaque pays doit accorder
à tous les autres le même traitement qu’à ses propres
ressortissants (personnes privées, personnes morales, entreprises privées,
services publics,…). Ce qu’un pays autorise aux entreprises d’un
autres pays, il doit l’autoriser à toutes les entreprises de tous
les pays membres de l’OMC.
Ces obligations spécifiques ont des conséquences importantes :
a) quand un pays prend un engagement d’accorder, sans restrictions, un
accès au marché aux fournisseurs de services, cela signifie qu’il
doit renoncer au monopole de service public dans les secteurs concernés
;
b) quand un pays prend un engagement d’accorder sans restriction le traitement
national à un secteur de services (par ex. la santé), cela signifie
que dans ce secteur, toute forme de distinction entre secteur marchand et secteur
non-marchand doit disparaître, car il est interdit d’accorder à
des services de ce secteur des prêts, des garanties sur prêts, des
dons ou quoi que ce soit qui pourrait altérer la libre concurrence.
La fin du libre choix démocratique : les engagements
Pendant les périodes de négociation, les gouvernements peuvent
déposer une liste d’engagements spécifiques. Ce fut le cas
pendant la négociation de l’AGCS lui-même (avant sa signature),
c’est de nouveau le cas dans le cadre du présent cycle de négociations.
Le gouvernement qui décide de déposer une telle liste précise
pour chaque secteur de service les modalités, limitations et conditions
concernant l’accès au marché et les conditions et restrictions
concernant le traitement national. Il s’agit en fait d’inscrire
sur une liste le degré accepté de libéralisation d’un
service.
Les conséquences de ces engagements mettent fin au libre choix démocratique.
En effet, les règles relatives à l’accès au marché
et au traitement national vont enlever aux institutions démocratiques
tout pouvoir d’adopter des politiques conformes aux besoins particuliers
de la localité, de la province, du département, de la région
ou de l’Etat.
En outre, une fois un engagement pris, il est irréversible. En effet,
l’article 21 de l’AGCS précise que tout Etat qui voudrait
modifier ses engagements dans un sens qui ne va pas vers plus de libéralisation
aurait à négocier avec les 143 autres Etats membres de l’OMC
des compensations financières qu’ils seraient en droit d’exiger.
En cas de désaccord, c’est l’organe de règlement des
différends de l’OMC qui trancherait. Ce qui signifie très
clairement que les citoyens, au travers des élections, n’ont plus
la possibilité de renverser les choix d’un gouvernement dont les
conséquences se seraient avérées dommageables pour la collectivité.
Une procédure sans fin, mais un calendrier précis
L’objectif de l’AGCS est la libéralisation progressive de
tous les secteurs de tous les services au cours de « négociations
successives qui auront lieu périodiquement en vue d’élever
progressivement le niveau de libéralisation »(art.19 ). Et pour
garantir que chaque série de négociations provoque de nouvelles
avancées dans la libéralisation, l’AGCS stipule que «
le processus de libéralisation progressive sera poursuivi à chacune
de ces séries de négociations » (art19 ).
L’AGCS prévoit que la première série de négociations
commencera cinq ans après l’entrée en vigueur de l’accord.
Elles ont effectivement commencé en février 2000, au siège
de l’OMC à Genève. Lors de la conférence ministérielle
de l’OMC, à Doha, en novembre2001 , un coup d’accélérateur
a été donné :
a) chaque Etat membre a du remettre, le 30 juin2002 , les demandes qu’il
formule à l’égard des autres Etats en matière de
libéralisation des services dans ces Etats.
b) chaque Etat membre devra faire connaître, le 30 mars2003 , les services
qu’il est disposé à libéraliser sur son territoire.
c) des négociations en vue de libéraliser les biens et les services
environnementaux (eau, énergie, déchets,…) devront être
terminées pour le 1janvier2005 .
Des négociations commenceront ensuite à Genève en vue de
concilier les offres et les demandes de services avec pour objectif une formidable
avancée du processus de libéralisation.
Un processus opaque et non démocratique
Il est important de souligner que ces procédures se déroulent
dans le plus grand secret.
Secret à Genève, secret à la Commission européenne,
secret au sein de chaque gouvernement. Mais pas pour tout le monde : le secteur
privé des services est étroitement associé à la
préparation et au suivi des négociations.
Quant aux représentants démocratiquement élus des citoyens,
dans chaque parlement national comme au parlement européen, ils sont
totalement tenus à l’écart des décisions prises et
de celles qui se préparent, comme ils sont maintenus à l’écart
des choix fondamentaux de société qu’impliquent ces négociations.
Aucun débat démocratique préalable à ces choix fondamentaux
n’est organisé. Ceux qui incarnent la souveraineté des peuples
sont réduits à accepter ou refuser le résultat de négociations
une fois que celles-ci sont terminées.
Certains dirigeants de partis politiques ont commencé, depuis quelques
mois, à parler de la nécessité de « maîtriser
» ou « d’humaniser » la mondialisation néo-libérale.
Mais à ce jour, aucun parti politique ayant des responsabilités
gouvernementales dans les pays de l’Union européenne n’a
remis en question les procédures « démocraticides »
qui caractérisent la mise en oeuvre de l’AGCS .
Réagir
L’histoire atteste – et les privatisations des deux dernières
décennies confirment – que la recherche de l’intérêt
particulier est peu compatible avec la satisfaction de l’intérêt
général.
La reconnaissance de droits fondamentaux est un des grands acquis du XXe siècle.
Ces droits, consacrés dans des pactes internationaux, imposent à
l’autorité publique, à quelque niveau qu’elle s’exerce,
le devoir de réunir les moyens de les mettre en oeuvre. Les services
publics constituent un de ces moyens.
Il apparaît donc, comme une priorité d’extrême urgence,
face aux menaces programmées par l’AGCS, qu’il faut :
1) exiger un moratoire sur les négociations en cours ;
2) dénoncer l’opacité de ces négociations et l’absence
de tout contrôle démocratique ;
3) adopter et faire reconnaître en Europe d’abord et à l’OMC
ensuite une définition claire de la notion de service public,
4) décréter que l’AGCS ne s’applique pas aux services
publics.
(à suivre)
Dr Raoul Marc JENNAR
Chercheur auprès d'Oxfam Solidarité (Bruxelles) et de l'URFIG
(Bruxelles-Paris-Genève)
spécialiste de l’AGCS
Tél : (32) (0)812 913 478 - Fax : (32)19 89 511 2
E-mail : raoul.jennar@oxfamsol.be ou rmj@urfig.org